IX

I’ll tell you the truth,

Don’t think I’m lying :

I have to run backwards

To keep from flying.

 

J’vous dirai la vérité,

Ne croyez pas que je mens :

Faut que j’coure à reculons

Pour m’empêcher de voler.

 

Vieille chanson

 

Au zoo de Londres, Vinnie Miner, assise sur un banc en lattes de bois, regarde les ours blancs. Plusieurs d’entre eux sont visibles : l’un patauge paresseusement dans le bassin aménagé au milieu des rochers ; un autre, endormi sur le flanc à l’entrée d’une grotte, a l’air d’un tas de carpettes en fourrure humide d’un blanc jaunâtre ; le troisième marche de long en large non loin de là, tournant de temps en temps son museau massif, sur lequel les poils rudes se sont séparés en mèches hérissées, pour lui jeter un regard curieux de ses petits yeux sombres et brillants.

Bien qu’elle vive à quelques rues du zoo, c’est la première fois de l’année que Vinnie y va, et si elle s’est décidée, c’est que des cousins américains ont tenu à s’y rendre. Ces cousins, qui « font Londres » frénétiquement en trois jours, sont déjà partis pour la National Gallery. Vinnie s’attarde ici en partie parce qu’ayant payé plusieurs livres pour entrer au zoo, elle a envie d’en avoir pour son argent, et en partie parce qu’il fait beau et qu’elle est en avance sur son plan de travail. Elle a rassemblé toutes ses données londoniennes : elle a lu l’essentiel de la documentation se rapportant à son sujet, et elle est allée à Oxford, dans le Kent, dans l’Hampshire et dans le Norfolk pour rencontrer des spécialistes de la littérature et du folklore enfantins.

Vinnie, par tempérament, n’est pas sujette aux accès d’euphorie béate, mais aujourd’hui elle est au sommet de sa courbe émotionnelle, elle sort peut-être même du graphique. Il y a des mois, des années peut-être, qu’elle n’a pas été aussi heureuse. Tout ce qu’elle voit, les êtres comme les choses, trouve grâce à ses yeux : les animaux, les autres visiteurs, les arbres parés d’un feuillage nouveau et les pelouses humides et luisantes de Regent’s Park. Même ses cousins, qu’elle trouve généralement ennuyeux, semblent aujourd’hui d’une naïveté bien pardonnable. Depuis des jours, elle n’a eu aucune visite de Fido, ni même pensé à lui. Pour autant qu’elle sache, il a suivi Chuck dans le Wiltshire.

Assise seule sur son banc, Vinnie se sent non seulement heureuse mais curieusement libre. Elle est loin de l’université de Corinth, des devoirs et des contraintes entraînés par son rôle de Dame-Professeur-Célibataire. Les voix de ses étudiants, de ses collègues, de ses amis, avec leurs exigences et leurs définitions, sont réduites au silence. Et même la littérature anglaise, à qui elle a voué dès l’enfance une confiance totale, qui lui a indiqué pendant un demi-siècle ce qu’elle pouvait faire, penser, sentir, désirer, devenir, se retrouve soudain muette. Aujourd’hui enfin, tous ces livres n’ont plus rien à lui conseiller ni à lui demander, tout simplement parce qu’elle est trop vieille.

Dans le monde du roman britannique classique, celui que Vinnie connaît le mieux, presque tout le monde a moins de cinquante ans, ou même moins de quarante ans, comme c’était le cas dans la réalité lorsque le roman a été inventé. Les quelques personnages âgés – des femmes, surtout – que l’on autorise à apparaître dans un récit reçoivent en général le rôle de membres de la famille ; or, Vinnie n’est ni la mère, ni la fille, ni la sœur de personne. Les gens de plus de cinquante ans qui ne sont pas des parents sont réduits à des rôles secondaires, de la figuration, et sont généralement dépeints sous des traits comiques, pathétiques ou déplaisants. De temps en temps, on attribue à l’un d’eux la fonction de tuteur ou de guide d’un jeune protagoniste, mais bien souvent leurs conseils et l’exemple qu’ils donnent sont mauvais ; leurs histoires ne sont pas des modèles, mais des mises en garde.

Dans la plupart des romans, il est évident que les gens de plus de cinquante ans ont pris une forme aussi définitive que de vieux pommiers, et comme eux, portent pour toujours la trace des années qui les ont tordus et balafrés. La convention littéraire veut que rien d’important ne puisse leur arriver, si ce n’est par un phénomène de soustraction. Ils peuvent être frappés par la foudre ou élagués par la main de l’homme ; ils peuvent s’affaiblir, se creuser : leurs rares fruits peuvent devenir difformes, tavelés ou aigres. Ils peuvent endurer ces changements avec noblesse ou rancœur. Mais même dans les meilleures conditions, jamais il ne leur viendra de nouvelles branches, jamais ils ne se couvriront d’une floraison abondante et inattendue.

Même aujourd’hui, la proportion de personnages âgés dans les œuvres de fiction reste faible. Les conventions ont la vie dure, et le romancier contemporain, tel un jardinier moderne, reconstruit le paysage naturel, supprimant la plupart des vieux arbres pour laisser de la place aux jeunes plants qui n’ont pas encore été greffés et dont les racines ne s’enfoncent pas profondément. Vinnie a accepté cette convention ; il y a des années qu’elle essaie de s’habituer à l’idée que le reste de sa vie ne sera que l’épilogue d’un roman qui n’a jamais été, il faut le dire, très passionnant.

Mais indépendamment de son âge, le « soi » est sujet aux lois constantes de l’optique. Même si nous ne jouons dans la vie des autres qu’un rôle périphérique, chacun de nous constitue toujours un point central autour duquel le monde entier tourne comme les rayons d’une roue. Et ce monde, songe Vinnie maintenant, n’est pas celui de la littérature anglaise. Il est plein de gens de plus de cinquante ans qui en ont encore pour un bon quart de siècle à être présents et dans une forme satisfaisante : tout le temps qu’il faut pour avoir des aventures et évoluer, et même pour vivre héroïquement et connaître des transformations.

Pourquoi, en somme, Vinnie accepterait-elle de devenir une figurante de sa propre vie ? Pourquoi ne se verrait-elle pas comme une exploratrice debout à l’orée d’un paysage dont la littérature n’a pas encore dressé la carte : intéressée, excitée même, prête à toutes les surprises ?

Aujourd’hui, le zoo, son paysage actuel, est particulièrement beau. Une averse de début d’après-midi a chassé la poussière des feuilles encore luisantes et des allées scintillantes de mica, et a imprégné l’air d’une fraîcheur parfumée. La pluie a aussi donné à Vinnie l’occasion de porter son nouvel imperméable : d’une élégance frappante, coupé avec ampleur, en soie miroitante d’un bleu argenté, c’est le genre de manteau qu’elle n’aurait jamais pu se permettre d’acheter, et de fait, elle ne l’a pas acheté. Quand elle l’a sur elle, elle sesent plus grande, plus belle, presque fière d’elle-même.

Elle est fière aussi de Londres aujourd’hui. Elle se réjouit de sa beauté naturelle et architecturale, de la sécurité et de la propreté de ses rues, du charme et de la variété de ses magasins ; de son raffinement culturel – l’ironie instruite de sa presse, la valeur qu’on y donne à la tradition historique, le respect qu’on y témoigne à l’égard de la maturité, la façon dont cette ville tolère l’excentricité, mieux, dont elle s’en délecte.

Aujourd’hui, des événements qui, à d’autres époques, l’auraient exaspérée ou déprimée lui semblent des vétilles. L’arrivée au courrier de ce matin du dernier numéro de l’Atlantic, où se trouve une lettre élogieuse à l’égard de l’article de L.D. Zimmern, n’a dessiné sur son humeur que les plus légères des rides. Pauvre idiot de Zimmern, emprisonné dans son vilain New York crasseux et dans sa malveillance maussade. Pour Vinnie, cette malveillance prend l’aspect d’un bassin profond, froid et boueux comme celui des ours blancs. Elle se représente L.D. Zimmern plongé dans le bassin jusqu’à son menton qu’elle imagine replet, incapable de s’en sortir. Chaque fois qu’il essaie de s’accrocher à la paroi glissante pour l’escalader, le plus gros des ours blancs – qui est, quant à lui, sorti de l’eau et, tout dégoulinant, s’est allongé sur les rochers au bord du bassin – lui pose sur la tête une patte pesante semblable à un balai à carrelage ruisselant et le force d’une poussée à retourner d’où il vient.

Puisqu’elle se sent si bien et que la journée est si belle et chaude, Vinnie se retient d’aller, dans son rêve éveillé, jusqu’à noyer le professeur Zimmern. Une telle mort ferait une mauvaise publicité au zoo de Londres. De plus, cela pourrait rendre l’ours malheureux – et même le mettre en danger, si le gardien découvrait que le plus beau de ses Thalarctos maritimus est un tueur. Elle a un faible pour cet ours-là. Il est vrai que ses mouvements sont lents et plutôt maladroits et que sa fourrure rude d’un blanc jaunâtre n’est pas impeccable ; et il n’a pas l’air d’un penseur. Mais sa corpulence est réconfortante, et il a une expression sympathique, pleine d’humour et d’astuce. À dire vrai, il ressemble un peu à Chuck Mumpson. Elle a vu Chuck faire exactement la même mine la semaine dernière, quand ils sont allés faire des achats chez Harrod’s, juste avant son départ pour le Wiltshire.

Cette expédition a constitué le point final des efforts de Vinnie pour améliorer l’apparence de Chuck, dans leur intérêt à tous deux. Puisque de toute évidence, ils allaient se déplacer dans Londres ensemble, elle était résolue à ce qu’il n’ait pas l’air de sortir d’une bande dessinée mettant en scène un Touriste Américain Plastifié, Catégorie Western, d’autant que cette caricature ne correspondait plus à la réalité. Elle ne tenta pas de modifier son costume de cow-boy. Elle savait que ce serait impossible –, de plus, il s’était avéré que ce costume avait beaucoup de succès ici. Mais elle parvint progressivement à persuader Chuck de ne plus traîner partout un tas de plans et de guides, et de laisser à l’hôtel ses appareils photo et ses cellules ; elle lui signala qu’elle pouvait le guider, et qu’il était difficile de causer avec quelqu’un qui prenait des photos sans arrêt.

Il fut plus difficile de se débarrasser de l’épouvantable imperméable en plastique. Il était inutile de dire à Chuck que c’était une horreur, elle finit par s’en rendre compte. Il avait un sens esthétique limité ; même ses jugements artistiques se fondaient presque entièrement sur le contenu des œuvres, et non sur leur aspect. (Sans doute, pensait Vinnie, cela valait-il mieux pour elle, puisque de ce fait, son physique ne comptait pas vraiment aux yeux de Chuck : il l’appréciait sur un mode tactile et non visuel.)

Vinnie essaya donc d’aborder la question sous un angle moral et par le biais des associations d’idées ; elle dénigra l’imperméable, qui évoquait selon elle les touristes ignorants, les commis-voyageurs, les rideaux de douche des motels de dernière catégorie. Mais même quand, son exaspération ne connaissant plus de limites, elle compara le vêtement à un préservatif masculin, Chuck resta inébranlable.

« Allons, Vinnie, dit-il avec un large sourire. Moi, je n’ai rien à lui reprocher. Je veux bien croire qu’il n’est pas beau : mais pour se protéger de l’eau, il est impeccable. En plus, il est pratiquement tout neuf.

— C’est vrai ? Sa voix exprimait le doute.

— Ouais ; je l’ai acheté exprès pour le voyage. On le range dans une petite pochette faite du même plastique que le manteau, tu vois ? On replie le tout et on le glisse dans sa poche. Épatant pour voyager. Tu devrais t’en acheter un. »

Devant son air satisfait, Vinnie avait désespéré. Son seul espoir, qui avait peu de chance de se réaliser, étant donné le climat anglais, était qu’il ne pleuve pas quand elle sortirait avec Chuck.

Mais deux jours après, Chuck vint déjeuner chez elle ; et quand il partit beaucoup plus tard, l’air encore plus satisfait, il oublia son imperméable. Vinnie le trouva abandonné sur la moquette dans un coin du salon, semblable à un gros poisson absolument mort. Elle le ramassa avec dégoût, s’étonnant de trouver au plastique d’un gris verdâtre une consistance à la fois rigide et collante. Comment Chuck, qui est en fait un homme très séduisant, pouvait-il porter une chose pareille ? Et qu’al-lait-elle en faire en attendant de le revoir ? Pas question de le ranger dans la penderie de l’entrée, alcôve sans porte où tous les visiteurs pourraient le voir.

Elle tira le poisson mort jusqu’à la chambre à coucher, ouvrit son armoire trop exiguë, et poussa ses vêtements sur le côté. Les jolies robes, les jupes, les chemisiers de couleur claire, en fibres naturelles et douces, semblèrent se recroqueviller, s’écartant du compagnon en plastique vulgaire qu’elle leur proposait. Elle tendit la main pour les remettre en place.

Puis, sous l’effet d’une impulsion soudaine, elle arracha l’imperméable de son cintre. Elle traversa l’entrée, tenant l’objet du bout des doigts, par le col, ouvrit la porte de l’appartement puis celle de la maison, et descendit les marches qui menaient à la cour. Là, elle souleva le couvercle métallique d’une poubelle dans laquelle elle fourra l’imperméable, l’enfonçant sous un sac d’ordures en plastique vert et une pile de journaux humides.

Ta place est là, dit-elle au poisson mort. Et si Chuck demande de tes nouvelles, je dirai que je ne t’ai jamais vu, et il croira qu’il t’a laissé ailleurs.

En réalité, Chuck ne crut rien de pareil. Et il refusa de se laisser convaincre par les protestations d’ignorance de Vinnie.

« Nan. Je sais que j’ai laissé mon imperméable chez toi jeudi dernier. Je parie que tu l’as caché.

— Bien sûr que non, dit-elle sans la moindre gêne, le sourire aux lèvres. Pourquoi diable est-ce que j’aurais fait ça ?

— Parce que tu peux pas le sentir. Chuck sourit jusqu’aux oreilles.

— Allons, ne sois pas ridicule. Sûrement qu’il est dans un coin, à ton hôtel.

— Non, Vinnie. Je l’ai laissé ici avant-hier. Son sourire s’élargit. Tu as caché mon imperméable ; je le vois dans tes yeux. On ne trompe pas un vieux renard comme moi.

— Honnêtement, ce n’est pas vrai. » Sous le regard tranquille et souriant de Chuck, Vinnie perdit de son assurance ; sa voix trembla. « Ce n’est pas l’envie qui m’en aurait manqué.

— Hum-Hum. » Il jeta un coup d’œil dans la penderie de l’entrée, puis gagna la chambre de Vinnie et ouvrit sèchement la porte de l’armoire.

« Enfin, Chuck, s’exclama-t-elle en le suivant. Tu vois bien qu’il n’est pas là.

— Peut-être. » Il regarda derrière la porte de la chambre ; puis il ouvrit les tiroirs de la commode, y jeta un coup d’œil, et les repoussa d’un geste brusque. « Très bien, chérie. La plaisanterie a assez duré. Rends-le-moi tout de suite, et je te promets que je ne le mettrai pas pour aller au théâtre ce soir.

— Il n’est plus ici. Je veux dire, il n’y a jamais été. »

Chuck s’esclaffa. « Tu m’as fauché mon imperméable, s’écria-t-il. Ça, c’est le bouquet. Une gentille dame comme toi, professeur et tout. Et où est-ce qu’il est maintenant ?

— Franchement, je n’ai jamais… » Mais Vinnie se sentit incapable de continuer à jouer la comédie. « Les éboueurs l’ont emporté hier, dit-elle d’une voix faible. Et bon débarras.

— Épatant. Et qu’est-ce que je suis censé faire quand il pleuvra ?

— Euh… » Vinnie se rendit compte qu’elle rougissait. « Je t’en achèterai un autre.

— D’accord ; parfait. » Chuck se remit à rire. « C’est exactement ce que tu vas faire.

— Mais pas le même genre, insista-t-elle.

— Le genre que tu veux. » Chuck poussa un dernier hurlement de rire, puis enserra Vinnie dans une embrassade généreuse.

Tandis qu’elle acceptait l’étreinte de Chuck puis, s’étant détendue, qu’elle la lui rendait, Vinnie se persuada qu’il ne parlait pas sérieusement. Elle espérait bien qu’il se laisserait conseiller par elle pour l’achat d’un nouvel imperméable. Mais il n’allait quand même pas s’attendre à ce qu’elle le paie – en tout cas, pour être juste, il ne lui demanderait pas de payer davantage que le prix du poisson mort.

C’était, encore ce qu’elle croyait le lendemain chez Harrod’s, quand Chuck enleva le trench-coat ruineux pour lequel elle avait affirmé sa préférence et dit au vendeur que celui-là ferait l’affaire.

« Je vous l’enveloppe, Monsieur ?

— Non merci, Monsieur, rétorqua Chuck. Je vais le garder sur moi. Et la dame va payer », ajouta-t-il. Puis il attendit calmement, un large sourire aux lèvres, pendant que Vinnie, désarmée, laissait débiter sur sa Barclay-card une somme de presque cent livres, tout en se demandant ce que le vendeur pouvait bien imaginer. Il prend peut-être Chuck pour un homme entretenu, se dit-elle, signant le reçu comme sous l’effet d’un maléfice. Ou bien il me prend pour son épouse autoritaire qui tient les cordons de la bourse. Elle avait du mal à savoir laquelle des deux options était la pire. Mais elle ne trouva pas le courage de protester ; après tout, elle était à l’origine de ce qui lui arrivait. De plus, si on faisait la somme de tous les déjeuners, dîners et places de théâtre que Chuck lui avait offerts, il avait sans doute encore de l’avance sur elle. Elle se sentait néanmoins dupée, flouée ; elle se rappela que Chuck Mumpson était un ancien délinquant juvénile – un vieux renard, comme il disait.

« Bon, merci beaucoup », dit-il – à elle ou au vendeur ? c’était ambigu – en offrant à Vinnie un bras qu’elle feignit de ne pas voir. Elle s’efforçait de tourner en termes élégants une demande de remboursement au moins partiel, de trouver une façon d’expliquer avec tact que la plaisanterie était excellente, bien sûr, mais que maintenant… Mais les mots ne lui venaient pas.

« Je suis drôlement content que nous soyons venus ici, dit Chuck en attendant l’ascenseur. C’est vraiment un chouette manteau, hein ?

— Oui, acquiesça Vinnie, à bout de ressources.

— Et toi aussi, t’es vraiment chouette. » Chuck sourit largement ; à ce moment-là, vêtu de son Burberry beige pâle, il ressemblait de façon particulièrement prononcée à l’ours blanc. « Te voir signer ce reçu ! Pas une plainte, pas un cri !

— Non, dit Vinnie plaintivement, avec un sourire gêné.

— Parfait, nous sommes quittes. Et maintenant, je vais t’en acheter un.

— À moi ? Mais je n’ai pas besoin d’un imperméable.

— Bien sûr que si. »

Elle protesta, mais Chuck était décidé. « Tu veux que j’aie l’impression d’être un salaud, un tapeur, un commis-voyageur, c’est ça ?

— Non, bien sûr que non », répondit Vinnie ; et ce qui en résulta fut le manteau qu’elle porte maintenant, avec son capuchon froncé, si romantique, et son étiquette arborant le nom d’un grand styliste – le plus beau vêtement qu’elle ait possédé depuis des années.

L’imperméable de Vinnie n’est pas le seul cadeau étonnant que Chuck lui ait fait. Il s’est révélé merveilleux au lit ; si merveilleux que Vinnie a rompu la promesse qu’elle s’était faite à elle-même et l’a laissé revenir, ou plus exactement l’y a encouragé, une fois, deux fois, trois fois, presque tous les jours jusqu’à son dernier départ pour le Wiltshire. Et dire que sans la soupe au cresson et à l’avocat de Posy Billings, elle n’aurait peut-être jamais su…

Vinnie se demande parfois comment une femme peut oser se mettre au lit avec un homme. Retirer tous ses vêtements et s’allonger près d’un individu déshabillé et plus gros que vous, voilà une aventure bien périlleuse. Les chances en votre faveur sont presque aussi réduites qu’à la loterie de l’État de New York. Il risque de vous faire mal, de se moquer de vous, d’effleurer du regard votre corps nu et vieillissant et de s’en détourner en cachant difficilement et avec gêne son dégoût. Il peut se révéler maladroit, égoïste, incapable, ou même totalement incompétent. Il se peut qu’il souffre d’un blocage sexuel quelconque ; par exemple, qu’une fixation sur vos sous-vêtements le détourne de vous, ou qu’il ne s’intéresse qu’à une variation particulière, à l’exclusion de toutes les autres. Les risques sont si considérables qu’en fait, aucune femme dotée de toute sa raison n’irait tenter sa chance à ce jeu – sauf qu’au moment où vous décidez de tenter votre chance, vous n’êtes généralement pas dotée de toute votre raison. Et si par hasard vous gagnez, comme dans le cas de la loterie d’État (à laquelle il arrive aussi à Vinnie de jouer) le gain est réellement phénoménal.

Sur une période de plus de quarante ans, Vinnie a eu beaucoup de billets perdants. Mais quand elle est avec Chuck, elle se sent comme un de ces gagnants à la loterie dont on voit parfois la photo dans le journal, souriant avec ivresse, stupéfaits de leur propre chance. Elle a déjà vécu cela, mais elle ne s’attendait pas à le vivre à nouveau. Bien que cette bonne fortune se soit présentée quatre fois, elle a du mal à y croire. Vinnie sait que son incrédulité n’est pas seulement le produit de la littérature anglaise mais aussi de la civilisation contemporaine. La convention imposée par les médias veut que les gens comme Chuck ou Vinnie – et surtout comme Vinnie – ne prennent pas grand plaisir aux relations sexuelles et ne s’y livrent pas très souvent. Cette convention remonte peut-être à une période ancienne, où la plupart des femmes, arrivées à cinquante ans, étaient physiquement usées, sinon mortes. Ou peut-être reflète-t-elle le dégoût que beaucoup de gens semblent éprouver s’ils se représentent leurs parents en train de faire l’amour. Les personnifications du surmoi doivent être dignes et désincarnées ; par-dessus tout, désincarnées.

Bien sûr, on voit parfois de vieux couples s’enlacer ou échanger des baisers amicaux. Le public manifeste alors une certaine indulgence, comme les visiteurs du zoo devant les ours blancs tachés d’humidité, de l’autre côté de l’allée où Vinnie est assise ; en ce moment même, ces ours se frottent le museau dans un élan d’affection joueuse et malhabile. Si cependant ils passaient à des choses plus sérieuses, la plupart des spectateurs prendraient la tangente, l’air gêné, en entraînant leurs enfants ; quelques-uns, peut-être, couleraient en arrière un regard égrillard. Mais d’imaginer ces ours – ou Chuck et Vinnie – en pleine action troublerait leur quiétude mentale. Dans les livres, les pièces, les films, les publicités, on ne voit faire l’amour que des gens jeunes et beaux. Les personnes plus âgées et plus laides ont beau le faire aussi, et souvent avec passion, le secret reste bien gardé.

Maintenant que Chuck est parti depuis presque une semaine, il manque douloureusement à Vinnie. Elle regrette sa façon de lui caresser le dos et le derrière, en se rappelant les bons endroits ; sa façon lente et délicieuse de lui lécher les seins, en commençant par un et en continuant par l’autre ; la taille, la forme et la couleur de sa partie la plus intime, et sa mobilité extraordinaire – elle peut (c’est la première fois que Vinnie voit une chose pareille) hocher ou secouer la tête en réponse à une question. En se rappelant tout cela, et bien d’autres souvenirs, Vinnie, assise sur son banc, a une telle envie de le revoir qu’elle en éprouve une souffrance aiguë. D’un autre côté, sa présence crée, sur le plan des relations humaines, un dilemme difficile.

Dans l’intérêt de sa réputation à Londres, Vinnie est convaincue qu’il vaut mieux qu’on ne lui connaisse pas de vie sentimentale. Dans le milieu d’Edwin, parmi les gens comme Rosemary Radley ou Posy Billings, on pardonne volontiers les liaisons passagères. Mais son monde à elle n’est pas exactement celui d’Edwin. La plupart de ses amis anglais ont des vues assez conservatrices ; même si Chuck leur plaisait, l’adultère leur paraîtrait certainement choquant. À leurs yeux, les aventures sont admissibles pour des acteurs, des étudiants, des secrétaires, des gens dans ce genre-là ; une femme de l’âge de Vinnie, avec une profession comme la sienne, doit être chaste ou mariée – ou au moins vivre maritalement avec une personne comme elle, cultivée et respectable.

Vinnie ne regrette pas d’avoir accueilli Chuck dans son lit, bien au contraire, mais elle désire que personne ne découvre qu’il y a été. Malheureusement, depuis qu’ils sont amants, Chuck a changé d’attitude avec elle en public. Il s’est mis à la regarder, à lui prendre le bras, d’une façon tout à fait agréable mais totalement révélatrice, ou qui le serait devenue s’il était resté plus longtemps à Londres. Quand il reviendra, le week-end prochain, avec lui reviendront le plaisir intime et le risque public. Vinnie peut difficilement lui demander de prendre moins de privautés avec elle en présence d’autres personnes : cela la forcerait à expliquer ses motifs, ce qui serait gênant, ou à mentir, ce qui serait encore plus gênant. Quant à éviter toute rencontre entre lui et les gens qu’elle fréquente, ce serait délicat et peut-être impossible. Elle ne peut cependant passer son temps à expliquer à toutes ses connaissances que malgré les apparences, elle ne couche pas avec Chuck Mumpson, d’autant que ce n’est même plus vrai.

Vinnie se lève et s’éloigne de son banc, comme si sa contemplation de cet ours qui ressemble tellement à Chuck suffisait en soi à la compromettre, au cas où quelqu’un qu’elle connaît ferait son apparition. Il serait déjà ennuyeux, se dit-elle, d’être soupçonnée d’avoir un amant ; mais être soupçonnée de coucher avec un individu qui, du point de vue britannique, équivaut à un ours blanc, cela serait encore pire. Ce n’est pas que ses amis anglais trouvent Chuck antipathique. Ils l’aiment bien ; ils le trouvent amusant et original ; ils sont extrêmement divertis par sa simplicité et sa vulgarité américaines.

Le problème, c’est que si ses amis découvrent qu’il y a quelque chose entre Vinnie et Chuck, ils vont se mettre à la confondre avec lui, à la voir sous un autre jour. Ce processus mental, bien entendu, n’est pas typiquement britannique, mais universel. Dans certains cas, la confusion entre les identités atteint les amants eux-mêmes : égarés par la passion, ils croient que leurs âmes se sont mêlées l’une à l’autre, ou qu’elles ont toujours été identiques. Comme le lui avait confié un ami américain, à un moment particulièrement intense de leur brève liaison, pendant qu’ils traversaient le parc municipal de Saratoga Springs : « Quelquefois, je crois que nous sommes une seule et même personne.

— Oui, je sais », avait répondu Vinnie, sous le coup de la même illusion. (Dans le cas présent, elle ne souffre pas de ce genre d’hallucination. C’est plutôt l’inverse : quand elle est avec Chuck, elle se sent encore plus petite, plus intellectuelle et plus timide que d’habitude.)

Il est encore plus fréquent de voir les gens de l’extérieur mélanger les deux membres d’un couple, et leur attribuer à chacun les caractéristiques de l’autre. Si quelqu’un de progressiste se met en ménage avec un conservateur, on les considérera tous les deux comme plus modérés sur le plan politique, que leurs opinions respectives aient changé ou pas. Un homme ou une femme qui se lie à une personne beaucoup plus jeune semble moins âgé, alors que l’autre a l’air plus mûr.

Vinnie ne veut pas que ses amis de Londres la confondent avec Chuck ; qu’ils se disent qu’après tout, en Américaine typique, elle est pleine de simplicité, un peu vulgaire et amusante. Elle veut qu’ils l’acceptent, que pour eux, elle fasse partie du paysage. Elle veut être assimilée à eux, et pense que jusqu’à présent, c’est ce qu’ils ont fait. Être un sujet, et non un objet ; observer, et non être observée, se dit-elle en s’arrêtant devant la volière, gigantesque moustiquaire en fil métallique tendue ça et là par de hautes perches en aluminium. Elle se contente, elle est contente, d’être un des petits oiseaux bruns peu remarquables qu’elle voit nager ou patauger au milieu des herbes marécageuses bruissantes, de l’autre côté du grillage, l’air occupé, satisfait et bien à leur place. Elle n’a pas l’ambition de ressembler aux volatiles exotiques immenses, bigarrés, au plumage singulier qu’une bande de cockneys montre à présent du doigt en gloussant ; cette idée lui ferait plutôt horreur.

Les oiseaux resplendissants et leur public font penser Vinnie à Daphné Vane, et à la réception donnée par son éditeur dans moins d’une heure pour le lancement de ses mémoires, dont elle n’a pas écrit grand-chose elle-même. Si Vinnie veut y assister dans une tenue plus convenable et avec des cheveux propres, elle va devoir se presser. Heureusement, la réception a lieu à Mayfair, et le 74, ou bus du zoo, qui s’arrête devant sa porte, l’y mènera facilement.

La réception en l’honneur de Daphné, qui se tient dans une élégante demeure géorgienne rénovée, bat déjà son plein quand Vinnie arrive. Pendant une demi-heure, elle trouve que c’est animé et plein de monde ; puis le lieu commence à lui paraître bruyant et encombré. Les rassemblements où tout le monde reste debout sont pénibles pour elle à cause de sa taille : la plupart des conversations se passent à trente centimètres au-dessus de sa tête, et quand elle a envie de se déplacer, elle a l’impression d’être une enfant qui cherche à se diriger vers un visage familier à travers une foule d’adultes qui ne la voient pas, tout en croupes lourdes et en coudes pointus. En plus, aujourd’hui, la plupart des visages qui lui paraissent familiers se révèlent être, non pas des connaissances, mais des acteurs qu’il lui est arrivé de voir à la scène ou à la télévision. Et comme c’est souvent le cas chez les acteurs, cela ne les intéresse pas de rencontrer quelqu’un d’extérieur à leur milieu professionnel.

« Ça vous plaît ? lui demande une vraie connaissance, William Just, en baissant les yeux vers elle.

— Oui, bien sûr. Enfin, pas vraiment. Je ne sais pas si les cocktails de maisons d’édition représentent ma mondanité favorite.

— Il ne s’agit pas du tout d’une mondanité, explique William Just en attrapant un plat d’amuse-gueule chauds et en en proposant à Vinnie. Presque tous les gens qui sont ici ont été invités avec une autre idée derrière la tête, comme d’habitude. Ils ont des liens avec la maison, ou avec un journal, ou ils font du théâtre – bien qu’apparemment, Nigel soit très déçu parce que peu des étoiles qui brillent au firmament de nos scènes se sont montrées ici. Je suis censé faire en sorte qu’on parle du livre de Daphné à la BBC, et vous, vous êtes chargée de faire savoir en Amérique que c’est un ouvrage passionnant.

— Oui, vous avez sûrement raison. » Vinnie ne trouve rien d’intelligent à dire. Elle commence à avoir mal à la tête et des brûlures d’estomac, à cause du punch trop fort et des canapés trop épicés. Elle dit au revoir à William et entreprend de gagner la sortie, en s’arrêtant en route pour saluer les rares personnes qu’elle connaît. Parmi celles-ci, comme on aurait pu s’y attendre, elle tombe sur Rosemary Radley.

« Charmante soirée, n’est-ce pas ? » Malgré sa tenue élégante et son maquillage parfait – peut-être un peu trop parfait – Rosemary a l’air particulièrement évaporée, un peu grise, sans doute.

« Oui, tout a fait. » Vinnie se rappelle qu’elle est censée dire quelque chose à Rosemary – mais quoi ? Ah oui : elle a promis de lui expliquer que Fred Turner l’aime vraiment et que s’il repart pour l’Amérique, c’est à contrecœur. C’est un message délicat à transmettre, et cette pièce encombrée n’est pas vraiment idéale. Et d’ailleurs, à quoi bon ? Selon Vinnie, leur rupture n’est pas surprenante ; leur liaison a toujours été inopportune. Rosemary est indéniablement belle, et mène une vie brillante, pour ceux qui aiment ce genre de choses. Mais elle est beaucoup trop compliquée pour quelqu’un comme Fred, et elle ne lui fait sûrement aucun bien : frivole, égocentrique, capricieuse, vouant sa vie à des valeurs factices et purement matérielles. À supposer que ce soit possible, ce qui est peu vraisemblable, il ne semble pas vraiment souhaitable de les réconcilier.

Mais le destin, par un coup pervers, fournit à Vinnie l’occasion de tenir sa promesse. Pendant qu’elle reprend son manteau, Rosemary apparaît à nouveau et lui propose de la déposer en ville ; elle va dîner dans Gloucester Crescent, et si cela arrange Vinnie… Honteuse des pensées qu’elle vient d’avoir, Vinnie hésite ; mais son mal de tête empire et elle sait que la fréquence de passage du 74 devient presque nulle après la fermeture du zoo. Elle change d’avis.

 

Bien qu’il soit toujours difficile de trouver un taxi à Mayfair à cette heure-là, Rosemary en repère un. Chancelant un peu sur ses sandales argentées à talons hauts, elle court le long d’Upper Grosvenor Street, sa longue cape rose se gonflant dans son dos, et dépasse deux hommes coiffés de chapeaux melon qui ont déjà hélé le taxi. Ils protestent, mais Rosemary leur décoche un sourire éblouissant, ouvre la portière et fait signe à Vinnie de venir. Mais sitôt à l’intérieur, elle s’effondre dans un coin de la banquette, sa cape rose suivant le mouvement, et pousse un soupir de baudruche qui se crève.

« Quelle réception stupide, déclare-t-elle de sa voix douce et bien modulée. Ces imbéciles de profs, ils croient qu’ils savent tout sur le théâtre parce qu’il leur est arrivé de lire une pièce. »

Vinnie, qui n’a pas vu d’autres « profs » qu’elle à la réception et se demande si cette déclaration part d’une malveillance délibérée, s’abstient de tout commentaire.

« Des boissons infectes, continue Rosemary. Et rien à manger, en plus.

— Mais si, rectifie Vinnie. Le buffet était très copieux.

— Ah oui ? Personne ne m’a rien offert. » Elle rit de son rire musical. « Ils voulaient se goinfrer tranquillement, je suppose. »

Ne sachant si elle doit se sentir accusée, Vinnie se tait de nouveau. Rosemary est elle aussi silencieuse, boudant à l’intérieur de son cocon rose.

La circulation se fait mal ; tout le long de South Audley Street, le taxi avance par à-coups, puis s’arrête ; repart, puis s’arrête à nouveau. À ce rythme, il faudra des heures pour arriver à Regent’s Park Road. Alors que si Vinnie descendait maintenant et marchait jusqu’à la station de métro de Bond Street… Mais avant qu’elle ait le temps d’exprimer cette intention, Rosemary se tourne vers elle et commence à se plaindre de ce qu’elle appelle « votre ami Fred » : cette seule formule lui permet de proclamer qu’elle n’est plus l’amie de Fred et de rendre Vinnie responsable de lui.

« Je ne suis pas complètement idiote, affirme-t-elle. Je sais que votre ami Fred n’est pas vraiment forcé d’aller travailler dans sa saleté de vieille fac cet été. »

Ennuyée, mais s’inclinant devant les arrêts du destin, Vinnie assure à Rosemary qu’il y est bel et bien forcé ; elle commence à lui expliquer pourquoi. Rosemary écoute de mauvaise grâce, tapotant le sol du taxi du bout argenté de sa sandale et regardant par la fenêtre.

« Oh, ça suffit, Vinnie, interrompt-elle. Je ne tiens pas à entendre de nouveau toutes ces bêtises. Je sais que ce n’est pas le problème ; il va retrouver son imbécile de femme, n’est-ce pas ? »

Vinnie affirme que pour autant qu’elle sache Fred ne va pas retrouver sa femme, que tout cela est terminé depuis longtemps. « C’est à vous qu’il est attaché », ajoute-t-elle, remarquant que son mal de tête s’est aggravé ; comme elle voudrait sortir de ce taxi ! « Il pense que vous êtes une femme merveilleuse.

— C’est ce qu’il pense, hein ? » Bizarrement, la voix de Rosemary est devenue plus pâteuse, plus vulgaire ; si elles n’étaient pas seules, Vinnie se serait retournée pour voir qui d’autre parlait.

« Oui, il me l’a dit. Et je le crois, ajoute-t-elle.

— Évidemment, dit Rosemary, qui a repris ses inflexions traînantes, distinguées. Mais vous ne savez pas grand-chose sur les hommes, Vinnie ; ce sont des menteurs, tous autant qu’ils sont. »

Vinnie jette un coup d’œil inquiet à la nuque du chauffeur ; puis elle se penche vers l’avant et ferme la vitre de séparation.

« Écoutez, ma belle, quand ils sont en train d’inventer des prétextes pour vous quitter, les hommes se mettent toujours à dire à tout le monde que vous êtes une femme merveilleuse. » L’accent de Rosemary continue à sauter d’une façon déconcertante du raffinement à la vulgarité, comme si elle s’entraînait pour un rôle de composition dans une bouffonnerie de bas étage, mais qu’elle avait du mal à faire illusion pendant très longtemps.

« C’est ce qu’ils disent toujours, les salauds. Pour conjurer le sort.

— Ce n’est pas un prétexte, sérieusement. Il faut que vous compreniez… » De plus en plus lasse, Vinnie entreprend d’expliquer le système de titularisation des universités américaines.

« Tu te fatigues pour rien, ma cocotte, interrompit Rosemary. Je me contrefous de tout ça. Tout ce que je sais, c’est qu’y m’plaque comme un lâche dit-elle de sa voix de farce vulgaire – une voix que Vinnie a déjà entendue, mais où ?

— Fred ne vous plaque pas… commence-t-elle.

— J’ai besoin de lui, Vinnie, gémit Rosemary redevenue une grande dame, émouvante, presque en sanglots. Dites-lui d’oublier son travail idiot. S’il ne revient pas vers moi, je serai de nouveau toute seule. Vous ne savez pas ce que cela représente pour moi. » Elle se penche vers Vinnie en parlant, dirige son souffle vers elle ; et Vinnie se rend compte de ce qu’elle aurait dû remarquer plus tôt : Rosemary n’est pas seulement un peu grise, elle est complètement ivre.

Ennuyée, elle essaie de la calmer, parlant lentement et fermement comme si elle s’adressait à un public d’étudiants angoissés. « Voyons, vous n’êtes pas toute seule. Vous avez tant d’amis, tant de soupirants, je suis sûre que…

— C’est ce que vous croyez, ma chère. Vous croyez qu’une foule d’hommes veulent coucher avec moi. Dans le temps, je le croyais aussi. » Sa voix change. « Quelle nigaude j’étais. Les hommes ne veulent pas coucher avec moi, ils veulent avoir couché avec moi. Ils veulent pouvoir dire à leurs potes, “Ah, lady Rosemary Radley, la vedette de télé ? Oui, je la connais. Je l’ai même très bien connue, à une époque”. » Rosemary est passée à une troisième voix, une voix de ténor, grassement insinuante. « Ils sont tous comme ça, les salauds, poursuit-elle, changeant à nouveau d’accent. Sauf Freddy. Freddy savait que j’étais actrice, mais il s’en foutait. Il n’avait jamais entendu parler de Tallyho Castle avant de me rencontrer. Je pensais que vous autres Américains, vous étiez tous fous des émissions de télé britannique, mais lui, pour l’amour du ciel, il n’avait même pas de poste. Il n’a même jamais vu le feuilleton, il m’aimait de toute façon. » Rosemary sanglote maintenant, le visage déformé comme il ne l’est jamais quand elle pleure devant les caméras. « Mais c’est un salaud comme les autres. »

Le taxi est arrivé dans Oxford Street, pris dans un enchevêtrement de véhicules. Des deux côtés, les conducteurs et leurs passagers, avec l’intérêt discret et avide des Britanniques à l’égard des désastres privés, examinent la femme soûle, en larmes, dont les sépare une simple vitre.

« Il n’arrête pas d’appeler mon service, mais je n’ose pas le voir ni lui parler. Bon Dieu, Vinnie, j’pourrais pas le supporter, sauf si j’étais sûre qu’il va revenir pour de bon, je… » Rosemary se tait, découvrant qu’elle a un public.

« Ah ! » hurle-t-elle brusquement, en se tournant avec une vilaine grimace assortie d’un geste grossier vers le spectateur le plus proche, un gros homme bien habillé dans un taxi mitoyen. Il a visiblement un mouvement de recul, puis se détourne, tentant de façon peu convaincante de prendre un air dégagé.

Rosemary rit méchamment, d’un rire qui frise l’hystérie. Puis elle se jette en travers du taxi et répète son numéro à la fenêtre ouverte de Vinnie, terrorisant une jeune femme qui conduit une Mini. « Sale garce au nez pointu ! Si tu te mêlais de tes oignons ! » Elle s’abat de nouveau sur son siège, le sourire aux lèvres. Avec toute cette activité, le cocon de soie claire de sa cape s’est détaché, tombant en tas fripé sur la banquette, à côté d’elle ; ce qui en a émergé, pense Vinnie, n’a rien d’un papillon. Le feu passe au vert, le taxi redémarre en cahotant. Rosemary se tourne vers elle et dit d’une voix douce et légère : « La prochaine fois que vous verrez M. Frederick Turner…

— Euh – oui ?

— Peut-être auriez-vous la gentillesse de lui transmettre un message de ma part. Voulez-vous ? » Son attitude est devenue exagérément affable, presque caressante.

« Oui, bien sûr, acquiesce Vinnie, désemparée et même un peu effrayée par cette succession rapide de changements théâtraux.

— Je voudrais que vous lui disiez, humm… Dites-lui, s’il vous plaît, d’avoir la bonté d’arrêter de me téléphoner et de m’écrire – sa voix change à nouveau – et d’aller se faire enculer ailleurs.

— Voyons, Rosemary. Vous ne voulez pas…

— Voyons, Vinnie. C’est exactement ce que je veux, interrompt Rosemary en singeant l’intonation et l’accent de Vinnie. J’en ai ma claque de vous tous, foutus Américains, continue-t-elle avec l’autre voix, la voix grossière à l’accent cockney que Vinnie a déjà entendue quelque part. Pourquoi vous ne restez pas chez vous, à votre place ? Personne ne veut de vous ici, à saloper notre pays. » Elle montre d’un grand geste les boutiques de souvenirs et les restaurants à hamburgers qui défigurent cette portion d’Oxford Street. Le geste confus, excessif, la grimace qui l’accompagne, appartiennent à un personnage d’une comédie vulgaire – une femme de ménage de music-hall, par exemple – Mrs. Harris. Oui. Voilà où Vinnie a entendu cette voix : une ou deux fois au téléphone, quand il lui est arrivé d’appeler Rosemary, et souvent dans des réceptions où Rosemary imitait Mrs. Harris en racontant une anecdote.

« Je n’y suis pour rien, proteste Vinnie avec un rire tendu, s’efforçant de se comporter comme si Rosemary plaisantait – ce qui est certainement le cas. Soyez sûre que je n’ai jamais voulu…

— Mais bien sûr, interrompt Rosemary d’un ton doucereux. Dites-moi, Vinnie. Quel âge avez-vous ?

— Euh, j’ai cinquante-quatre ans », répond Vinnie, qui tient toujours à répondre avec précision à cette question.

— Ça alors. Rosemary a un sourire exquis. Je ne m’en serais jamais doutée.

— Merci. Elle ne peut s’empêcher d’être contente, et se sent un peu apaisée. C’est simplement parce que je suis petite, en fait.

— Vous savez ce que vous avez de merveilleux, Vinnie ?

— Euh, non. » Vinnie sourit, attendant la suite avec plaisir.

— Je vais vous dire ce que vous avez de merveilleux. » De nouveau, c’est la voix de Mrs. Harris qui sort de la bouche de Rosemary Radley, cette corolle rose. « Vous avec cinquante-quatre ans, vous en faites soixante, et vous ne savez rien de cette putain de vie. »

Après bien des arrêts et des redémarrages, le taxi a pris le virage qui conduit à Portman Square, et il est immobilisé près d’un massif de tulipes perroquet jaunes. Sautant sur l’occasion, Vinnie marmonne une phrase d’où il ressort qu’elle doit être chez elle à sept heures et demie, ouvre hâtivement la portière et s’enfuit.

Sans regarder en arrière, elle se faufile périlleusement à travers la circulation jusqu’à l’arrêt du 74, marchant trop vite et respirant avec difficulté, mais se félicitant d’avoir eu l’énergie de sortir du taxi de Rosemary et d’échapper à ses insultes d’ivrogne. Saloper notre pays. Cinquante-quatre ans, et vous en faites soixante. Debout au bord du trottoir, elle frémit de rage et de souffrance. Elle n’aurait pas dû encaisser ça sans réagir, elle aurait dû lui dire – Mais Vinnie ne trouve pas ce qu’elle aurait dû lui dire. Et après tout, à quoi est-ce que ça rime de discuter avec une femme ivre ?

Il est vrai que Vinnie n’a jamais aimé Rosemary, et sans doute Rosemary ne l’aime-t-elle pas non plus. Ce n’est pas comme si elles avaient été amies. D’ailleurs, les vrais amis de Vinnie n’aiment pas beaucoup Rosemary non plus, sauf Edwin, et même lui reconnaît qu’elle ne pense qu’à ses propres plaisirs et qu’elle est fantasque, tout en l’excusant parce que c’est une artiste, une actrice – comme si c’était une excuse, pense Vinnie avec un nouveau spasme de fureur.

Elle a toujours pensé que l’art de l’acteur avait quelque chose de déplaisant, se rappelle-t-elle en arrivant à l’arrêt de l’autobus ; qu’il y a, en fait, quelque chose de contre nature dans la capacité qu’ont certaines personnes d’adopter à volonté une voix et un comportement qui leur sont complètement étrangers. Vinnie a souvent eu cette sensation au théâtre, où elle ne se sent jamais vraiment à l’aise, si divertie ou émue soit-elle. C’est une occupation odieuse que de singer d’autres êtres humains ; plus l’imitation est réussie, plus elle a un caractère profondément horrible et inquiétant.

Inquiétant, oui ; et littéralement, parce que notre croyance dans l’unicité de chaque individu est ainsi remise en cause, songe Vinnie, attendant l’autobus en compagnie de cinq ou six femmes d’âges et de milieux divers en qui, toutes autant qu’elles sont, Rosemary pourrait vraisemblablement se transformer si l’envie lui en venait, comme elle s’est transformée en Vinnie Miner il y a quelques minutes. Elle entend à nouveau ce qui était censé être sa propre voix sortir de la bouche de Rosemary : « Voyons, Vinnie… » Est-ce qu’elle a toujours cette intonation-là, assurée, nasillarde, une voix d’institutrice ? Bien sûr, personne n’aime sa propre voix ; elle se rappelle avoir passé des moments désagréables devant son magnétophone. Elle se demande alors si Mrs. Harris a déjà entendu Rosemary jouer à être Mrs. Harris. Elle en doute : une femme de ce genre-là ne tolérerait pas qu’on lui fasse ça ; elle se mettrait en rage, elle agonirait Rosemary d’injures ou peut-être même lui flanquerait une claque, comme Vinnie aurait aimé le faire.

Un talent d’actrice tel que celui de Rosemary présente d’autres dangers que de susciter l’hostilité des cibles de l’imitation, pense Vinnie, dont la respiration est devenue plus normale. Quelquefois, on joue un rôle une fois de trop ; certains acteurs se retrouvent définitivement associés à un personnage, de sorte que pendant des années, ils sont voués à être des ingénues idiotes ou des détectives forts et silencieux. Ils s’identifient parfois à un rôle au point que ce rôle usurpe peu à peu leur propre personnalité, plus superficielle, moins bien définie, dans la vie privée comme aux yeux du public.

Edwin avait raison, se dit-elle en voyant arriver le grand autobus rouge. Il a compris ce qui se passait avant de partir pour le Japon : il disait que Mrs. Harris avait une mauvaise influence. Maintenant, après avoir commencé par l’imiter pour amuser la galerie, Rosemary est arrivée à un degré où, quand son propre « moi » plutôt faible se dissout dans l’alcool, la personnalité forte mais antipathique de sa femme de ménage prend la relève et profère des sottises qui ne viendraient peut-être même pas à l’esprit de Rosemary. Parce qu’elle ne pense sûrement pas que Vinnie salope personnellement Londres, ni qu’elle ne sait rien sur cette putain de vie.

Oui, c’est une théorie intéressante, une théorie commode et rassurante, se dit Vinnie tandis que le 74 chemine vers le nord, vers Regent’s Park. Mais ne doit-on pas plutôt supposer que Rosemary, tout ivre qu’elle était, pensait ce qu’elle a dit ? Que la rage jalouse inspirée par Fred a éclaboussé Vinnie, et que ses paroles reflétaient ses véritables sentiments ? Mais ce qu’elle pense réellement de Vinnie, ce que tous ses amis – et peut-être tout le monde à Londres – pensent de Vinnie ne pouvait en aucun cas être exprimé par une personne aussi suave, aussi charmante et raffinée que lady Rosemary Radley. Pour le dire, il fallait qu’elle devienne, et son talent d’actrice lui permettait de devenir, une brute hargneuse et vindicative telle que Mrs. Harris.

 

Quand Vinnie arrive chez elle, elle a envie d’aller se cacher dans son lit. Mais elle résiste à cette impulsion ; elle n’est pas vraiment fatiguée, ni malade, elle est seulement en colère, malheureuse, et atteinte d’un pénible mal de tête. Elle ne se sent pas la force de sortir de nouveau, ne serait-ce qu’à Limonia, au bout de la rue, pour aller dîner avec ses cousins. Elle se méfie de l’univers entier : il est peuplé de gens à qui elle n’a jamais causé le moindre tort, qu’elle n’a même (dans le cas de L.D. Zimmern) jamais rencontrés, et qui veulent faire son malheur. Elle décide de téléphoner à ses cousins pour s’excuser. Mais avant qu’elle ait retrouvé le numéro de leur hôtel, son téléphone sonne.

« Bonjour, chérie. C’est Chuck.

— Oh, bonsoir. Comment ça se passe dans le Wiltshire ?

— Super. J’ai un tas de choses à te raconter. Tu te rappelles la vue de la grotte avec l’Ermite de South Leigh que le colonel et lady Jenkins m’on montrée la première fois que je suis venu ici ?

— Oui, bien sûr.

— Ben, je voulais en trouver un exemplaire, et il y a un type, à Bath, qui m’en a procuré un. Pas le bouquin, rien que la gravure, mais colorée à la main et en parfait état.

— C’est bien, ça.

— Et hier, au chantier de fouille on a trouvé une pierre avec des sculptures vraiment intéressantes ; Mike pense que… » Chuck se lance dans un exposé détaillé ; Vinnie, tenant le combiné d’une main et sa tête douloureuse de l’autre, écoute en faisant les bruits appropriés. « Apparemment, donc… Eh, Vinnie. Est-ce que tu te sens bien ?

— Mais oui, tout à fait, ment-elle.

— Tu as l’air mal en point.

— Enfin. Oui, un peu, à vrai dire. Cet après-midi, il s’est passé quelque chose de plutôt pénible. » Vinnie, qui n’en avait pas l’intention, se met à raconter sa rencontre avec Rosemary, en omettant seulement la façon dont sa propre apparence a été définie.

« Dingue, commente Chuck. J’ai l’impression qu’elle perd plus ou moins les pédales, non ?

— Je ne sais pas. C’était peut-être tout à fait voulu. Après tout, Rosemary est actrice. Sans doute qu’elle n’aime pas les Américains. Et j’imagine qu’elle ne m’a jamais beaucoup appréciée. » Malgré elle, sa voix tremble.

« Oh, mon tout petit. C’est vache de se faire insulter comme ça. Je regrette de ne pas être là ; je te consolerais.

— Ça va, en fait. Simplement, ça m’a troublée, sa façon de changer de voix sans arrêt.

— Oui, je vois ce que tu veux dire. Myrna faisait quelque chose du même genre. Elle était en train de me crier après, ou alors c’était après les gamins, ou la bonne, en tout cas, elle était plus ou moins déchaînée. Et puis le téléphone sonnait, et elle y répondait tout sucre tout miel, pour parler à un client ou à une de ses amies. Aussi facile que de changer de chaîne. Ça me faisait froid dans le dos.

— Je te comprends. On se demande quelle voix est la vraie.

— Ouais. Enfin, non. Je me suis jamais demandé ça. Chuck rit amèrement. Écoute, chérie. Ce qui te ferait du bien, peut-être, c’est de sortir un peu de Londres. Je veux dire, tu n’as pas besoin d’être chez toi avant la fin d’août, hein ?

— Exact.

— Bon, j’ai pensé à quelque chose. Il y a plein de folklore ici dans le Wiltshire. Tous ces bouquins, ces manuscrits, ces paperasses de l’association historique, j’ai fourré mon nez là-dedans l’autre jour. Et il y a des écoles ici, évidemment, et des gamins. Il y a sûrement plein de chansons que tu pourrais collecter. Je me disais, peut-être que tu pourrais venir ici passer l’été avec moi. Il y a toute la place ici, si tu veux travailler. Ça me ferait vraiment plaisir.

— Oh, Chuck, répond Vinnie. C’est très gentil à toi, mais…

— Ne te décide pas tout de suite. Réfléchis un moment. D’accord ?

— D’accord », répète Vinnie.

Naturellement, il n’est pas question qu’elle passe tout l’été dans le Wiltshire, se dit-elle après avoir raccroché ; elle ne veut pas quitter la Bibliothèque de Londres et tous ses amis. Mais un séjour de courte durée – plusieurs séjours, même – cela devrait être possible. Et comme ça, elle pourrait voir Chuck tous les jours et toutes les nuits, sans que personne le sache à Londres. Oui, pourquoi pas ?

Pendant qu’elle n’y prêtait pas attention, le mal de tête de Vinnie s’est dissipé. Elle se sent finalement capable d’aller dîner dehors.